Le confinement a plongé la France dans un état de sidération. Beaucoup s’interrogent sur le monde d’après. Dans son livre « Diriger après vivre avec… », Gérard Schoun propose un éclairage nouveau où l’humilité n’exclut pas la hardiesse et où des analyses techniques font bon ménage avec des réflexions philosophiques. Les emprunts fréquents à la littérature et au cinéma pimentent encore cette réflexion originale sur le rôle et les responsabilités du dirigeant.
L’ouvrage décrit un monde économique en pleine interrogation. Gérard Schoun, à qui l’on doit déjà des réflexions sortant des sentiers battus, comme » Capital Humain versus Humain Capital » ou » Manifeste pour une comptabilité universelle « , propose des voies à suivre pour faire face à une situation inédite. La réaction des premiers lecteurs est enthousiaste.
Voici une interview exclusive
avec Gérard Schoun.
Votre dernier ouvrage, s’intitule « Diriger Après Vivre Avec … la loi Pacte, la révolution numérique, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, le Coronavirus ». Vaste programme ! Quel est le sujet central du livre?
Gérard Schoun : Le Coronavirus est l’un de ces « cygnes noirs » qui prolifèrent et constituent désormais notre lot quotidien. Le confinement a plongé la France dans un état de sidération. Le pays a connu une expérience inédite. L’idée que nous vivons dans un monde incertain, changeant, interconnecté, complexe, paradoxal, s’est imposée à tous.
Beaucoup se sont alors interrogés sur le monde d’après, prédisant un grand « reset ». Je suis plus prudent. Dans de nombreux domaines, l’après était en germe avant. La pandémie n’a fait qu’exacerber des tendances de fond. Thucydide, dans La guerre du Péloponnèse montre comment une pandémie, celle qui frappa Athènes au Vème siècle avant Jésus-Christ, peut conduire à un cataclysme et à une désintégration sociétale. Sombre prédiction.
Comment éviter que l’histoire ne se répète et quel rôle peuvent jouer les entreprises dans une sortie par le haut ? Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à faire de la crise sanitaire une opportunité pour susciter des dynamiques plus positives et adresser les autres défis auxquels elles font face. Quels sont les facteurs de résilience et d’agilité ? Quel type de leadership le dirigeant doit-il privilégier ? Voilà, je crois, le véritable sujet du livre.
Votre livre est truffée de références littéraires, philosophiques ou cinématographiques. Quel intérêt pour des dirigeants ?
Gérard Schoun: J’apporte une réponse à cette question dans le chapitre « apprendre à apprendre ». Quand on s’interroge sur les nouveaux apprentissages à mettre en place pour diriger en relevant le défi de l’incertitude et de la complexité, on évoque souvent l’agilité, l’ouverture d’esprit, la curiosité. Pour moi, la culture générale et l’approche interculturelle viennent juste après.
Permettez-moi de me citer : « L’histoire, la philosophie, la littérature, la géographie, la sociologie, l’anthropologie sont des armes de réflexions massives pour diriger après et vivre avec, un antidote pour résister à l’anéantissement potentiel de l’esprit par une normalisation technologique massive et mondiale, un programme de résistance dont la mise en œuvre commence à chaque ligne de liberté écrite, lue, méditée par ceux qui savent encore écrire, lire et penser. »
De Gaulle, qui s’y connaissait en matière de leadership, disait que la véritable école du commandement est la culture générale. Évidemment certains rétorqueront qu’il ne sert à rien de s’intéresser à des choses comme l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, le droit, les relations internationales, l’économie, la sociologie, les religions alors qu’il y a déjà tant d’autres à assimiler dans la toile restreinte qu’on s’est choisie.
En plus, cela ne sert à rien pour twitter ! Pourtant quoi de mieux pour prendre de la distance, éviter les conclusions hâtives, bousculer les certitudes, ouvrir l’horizon, favoriser la créativité et l’intuition ?
Il ne s’agit pas de devenir un singe savant et de briller lors de je ne sais quel grand oral, mais de savoir déceler l’amorce de failles, de ruptures possibles pour les avoir observées ailleurs dans le passé. La culture générale aurait pu s’acquérir à l’école si cette dernière n’avait pas tendance à se transformer en pourvoyeuse d’individus immédiatement opérationnels et facilement jetables. Heureusement, il reste la lecture.
Lire, c’est absorber un concentré d’expériences : le jeu du pouvoir chez Shakespeare, le courage et l’abnégation chez Xénophon, l’amour, l’ambition, la jalousie chez Balzac. La littérature est l’oxygénation du leader. Il y a plus de richesse dans un seul opus de Proust, Dostoïevski, Faulkner ou Céline que dans tous les livres de management, le mien y compris.
Quels bénéfices pourront retirer de la lecture de ce livre de jeunes lecteurs ou des entrepreneurs désirant créer une valeur étendue ?
Gérard Schoun : L’ouvrage décrit douze leviers essentiels au chef d’entreprise pour diriger après le choc du Coronavirus et vivre avec d’autres défis actuels et à venir dans un contexte incertain. Construire une entreprise agile et résiliente a certes un coût mais n’a pas de prix. Durer exige de plus en plus de souplesse, d’imagination, de finesse et de responsabilité. Ces leviers ne sont pas des vadémécums des baguettes magiques.
Je ne suis pas une pythie, un prophète, un catéchiste, qui aspire à guider le dirigeant sur la bonne voie en l’invitant à rompre avec son passé de pécheur. J’ai trop de respect pour les chefs d’entreprise. Je propose seulement des outils pour analyser, penser, panser, ajuster, reconfigurer…Des outils qui ne sortent pas de mon esprit embrumé, mais qui sont déjà actionnés par des hommes et des femmes passionnés, dirigeants de grandes entreprises, entrepreneurs, chercheurs, consultants.
L’épidémie nous a rappelés que nous formons un corps social intime et interdépendant. Nous partageons le même air, nous ne sommes pas juste une juxtaposition d’individus autonomes et séparés. C’est vrai aussi pour l’entreprise, elle n’est pas isolée, elle vit dans un écosystème. La notion de valeur étendue renvoie à la concertation avec les parties prenantes. La France a jusqu’à présent fait preuve d’une relative frilosité. Le concept de titulaires d’intérêts (stakeholders), englobant, mais dépassant celui d’actionnaires (shareholders), date des années soixante.
En Allemagne, la culture de la gestion concertée (Mitbestimmung) avec les syndicats est un acquis ancien. En Angleterre, l’association Account Ability a élaboré, dès 2003, la norme AA 1000 visant à favoriser l’inclusion des parties prenantes dans la gouvernance de l’entreprise. En France, pendant longtemps, seules de grande multinationales très exposées médiatiquement ont eu vraiment recours. La loi Pacte devrait favoriser une montée en compétence rapide.
Ce livre, destiné d’abord au public français, peut-il être lu utilement dans d’autres pays?
Gérard Schoun :Les questions liées à la raison d’être d’une entreprise, à la révolution numérique, au réchauffement climatique, à l’effondrement de la biodiversité, au Coronavirus, sont-elles spécifiquement françaises ? A l’évidence non. J’en veux pour unique preuve l’intensité des débats aux Etats-Unis autour de la notion de « purpose », la traduction anglaise de raison d’être. L’un des chapitres porte sur l’importance des différences culturelles, mais je montre aussi que certaines thématiques transcendent les cultures et ont un caractère universel.
Ainsi, justifier le paiement de pots-de-vin dans certains pays du fait d’une corruption faisant partie d’une supposée culture locale à laquelle il faudrait se conformer, est un argument simpliste qui confond le constat d’une situation, parfois désastreuse, et son acceptabilité dans une culture donnée. Un consensus veut que la corruption soit un délit. C’est tout aussi vrai aux États-Unis, en France, qu’en Inde, en Russie ou en Chine, même quand, dans certains pays, la corruption gangrène profondément les institutions.
Pour avoir beaucoup travaillé dans un cadre international, je constate que les facteurs de succès et d’échecs sont les même partout. Un stress trop important avec pour conséquence l’immobilité ou l’agitation stérile ; le recours abusif aux modèles du passé ; la tendance à s’arc-bouter sur une solution a priori ; la quête d’une solution unique, magique, miraculeuse ; le refus d’identifier ses erreurs ; le refus de mettre en cause le système ; le défaitisme ; l’activisme ; le défaut d’intelligence du temps quand les décisions sont prises pour le simple plaisir de prendre une décision et de supprimer ainsi l’angoisse liée à l’hésitation : ces mécanismes psychologiques, tous facteurs d’échec, se repèrent autant à Francfort qu’à Melbourne ou New Delhi.
La gestion de crise classique, avec ses procédures détaillées, ses scénarios rassurants, est tout aussi inadaptée à Paris, San Francisco ou Shangaï lorsque la créativité, la capacité à innover face à une situation inédite s’impose comme la première qualité à cultiver.
Interview réalisé par Ingrid Vaileanu, directrice francophone
Lien original : https://www.interviewfrancophone.net/gerard-schoun
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